Hors du ventre (Andrée Chédid)
Avec sang et cris
Tu rejoins le monde
Tu t’enfonces dans le jour…
Arraché au silence
A l’eau sans épines aux plages assourdies
A la forge sans feu
Au cercle humide et pourpre
Tu viens
Navigateur à vif
Encordé dans tes fibres
Banni du pays en suspens
Exclu de l’intime clarté
Loin des lagunes sans désir
Des rumeurs sans fièvres
Par effraction
Et dans les meurtrissures
Tu viens
Tu brises l’enclos
Tu fends la gangue
Tu immigres et t’enclaves
Dans la brève vallée
Où foisonne l’évènement
Déjà saisi par le lieu
Déjà rejoint par le temps
Soumis déjà au rapt des vivants
Entre une crevasse et l’autre
Tu viens
Abordant ce rivage
Où te guettent les songes
Où te presse l’histoire
Où t’embrasent les saveurs
Où te fixent les ans
Transfuge des fonds d’aube sanguine
Des entrailles
Doucement peuplées
D’un havre d’océan hostile aux solitudes
Tu viens
A ce monde aux plaines rêches
Aux soleils rabotés
Aux ombres comme des haches
Aux chaînes renaissantes
Aux griffes plus longues que la paume
Modelé par les mots
Amarré à cette terre
Alerté par ces voix
Ame et poings liés
Tu viens
A ce monde de serres
A ce monde de cadastres
De printemps de verrous
A ce monde qui bascule
Entre ciel et décombres
Ce monde comme une pulpe
Ou clos comme un galet
En quête de ce qui te nomme et sans cesse te fuit
Appelant ce qui est là
Mais qui toujours est AUTRE
Absence de lèvres
Vie pourtant en la vie
Tu viens
A ce monde qui louvoie
Sous sa lumière complice
Ouvrant ta marche dans l’arène
Lançant paroles contre l’oubli
Tu coules ton rêve parmi les rêves
Ta forme au sein des multitudes
Tu viens
A ce monde qui chancelle
Sous la grêle de ses fleurs
Monde de morte-paille
Mais de pleine semence
Monde où tu t’obscures
Où tu déclines
Où tu adviens
Corps parmi les corps
Homme parmi les nombres
Hanté par la source
Porté par l’horizon
Tu viens
Tissé dans cette chair et ses archives
Forcé dans cette chair dévoreuse de présent
Trappe des supplices
Mais arsenal du souffle
Relief d’ombres
Mais hublot sur la joie
En ce corps brassé d’ancêtres
Qui fonde d’autres corps
Qui enfante les chimères
Qui combat ou se fêle
A ton insu
Face à l’énigme
Et ses prunelles de marbre
Libre et roué
Tu viens
Muré dans l’argile
Et les friables contours de ce corps
Gravé dans les chemins de tête
Ce corps qui dit depuis l’aube
Par songe et par brouillards
Par fièvres et par fables
Par larmes et par amour
Tu viens
Témoin de quelle présence ?
En route pour quelle preuve ?
T’arc-boutant à la moindre lueur
Plus fertile de chaque graine
Plus dense de chaque chagrin
Tu afflues vers les terrasses
Tu surplombes les frontières
Tu viens
D’actes en actes
Préfaçant ta longue nuit
Quand tu sombres à perdre haleine
Quand l’écho te déserte
A force de pas assemblés
De paroles en épis
Soudain vêtu d’étoiles
Tu arpentes tout l’espace
Tu viens
Avec l’arbre à renaître
Toute l’écume franchie
Desserrant les caillots
Ecartant les meubles
Longeant les sillons d’ombre à l’écoute des soleils
De seuils en seuils
Tu viens
Quelquefois assuré d’un PLUS LOIN déchiffrable
D’un PARTOUT transparent
D’une CLEF sous les remparts
Le front chargé d’avenir
Les mains ivres de récoltes
La gorge percée de chants
Nommant tempêtes et rosées
Tu viens
Captif de tes os et de murs sans pollen
Criblé par l’œil vorace
Qui abjure son enfance
A voix haute
A voix tendre
Bivouaquant dans chaque âge
A l’appel de chaque piste
A l’affût de chaque arche
Tandis que te désigne l’inexorable hiver
Tu viens
Où les victimes saignent aux carrefours
Où l’horreur noircit les voûtes
Où les plaines du cœur se fragmentent
Où la craie râpera l’azur
Pourtant assoiffé de deltas
Avide de turbulences
Attisant les images
Étageant les algèbres
Epelant l’étendue
Agraphant tout l’éclair
Tu viens
Déclouant les torches
Secouant les flambeaux pour ébranler la nuit
Eclaboussant d’ailes les fantômes et les gouffres
Tu édifies une tige
Tu fais jaillir le souffle
Hors des nids sous-terrains
Enfant de l’orgueil et des sources
Tu viens
A la grâce d’une lampe
T’obstinant vers cette plage
Où les hommes se reconnaissent
Où les sables ne seront qu’un
Où les jeux se déscelleront
Ainsi
Saturée de silence
La vie s’insurgea
Elle prit voix
Elle prit gestes
Prit viscères et prit sang
Prit visage et mains
Prit cœur et puis regards
Rassemblant ses ferments
Rameutant ses secrets
La Vie
Devint toi devint moi
Tous les peuples de la terre
Tout l’avant Tout l’après
Tout hier et tout demain
Ainsi la Vie parla
Dans un vertige de sèves
Tu es là
Hors du ventre
Avec sang et cris
Tu rejoins ce monde
Tu t’enfonces dans le jour…
Andrée Chédid (« prendre corps »)